SOGREAH

Les modèles numériques

Texte de Jean Cunge

Cunge jean sog lhf

SOGREAH a occupé une place importante dans l’histoire de modélisation numérique des écoulements ou ce qu’on appelle en bon anglais « computational hydraulics». Lire la page sur le laboratoire LHF

SOGREAH fut l’un de deux ou trois endroits dans le monde où débuta la simulation numérique des écoulements en employant les ordinateurs et, je crois, le premier où ce genre de simulation fut utilisé pour les études réelles d’ingénierie de l’eau.

Aujourd’hui (2020) les logiciels permettant la simulation sont aussi quotidiennement utilisés comme les règles à calcul l’étaient dans cette époque (les années 1958-1959).

SOGREAH était alors l’un de leaders mondiaux des études hydrauliques, notamment sur les modèles réduits.

Se lancer dans les utilisations des ordinateurs était à la fois un acte de courage et de la vision considérée par beaucoup de gens comme un amusement intellectuel.

Mais NEYRPIC-SOGREAH était alors prospère, estimé par la communauté entière d’ingénierie et dirigé par les gens dont la devise était « peu importe ce qu’on développe chez nous, pourvu que ça soit dans notre domaine, on pourra toujours l’appliquer un jour ».

Cette attitude exigeait une certaine politique d’embauche et aussi le courage de donner la liberté d’initiative aux ingénieurs de l’entreprise. Et bien entendu la confiance en ces personnes.

En 1959 SOGREAH était l’une de trois institutions grenobloises possédant un vrai ordinateur (un IBM 650), les deux autres étant le CENG et l’INPG.

Sogreah salle informatique 1953

Le Département Scientifique dirigé par Francis Biesel gérait la machine et son utilisation. On l’utilisait presqu’accessoirement pour la comptabilité et gestion de la société (une autre nouveauté) mais surtout (Francis Biesel n’était pas pour rien un grand spécialiste de la houle) pour élaborer les logiciels de simulation des écoulements dans les rivières, dans les zones côtières, dans les réseaux et dans les sols.

Ainsi on a créé plusieurs services : Méthodes Mathématiques dirigé par Alexandre Preissmann, Applications hydrauliques dirigé par Ransford, Resistance des Matériaux (attentions turbines et barrages) animé par Roger Brepson, Ecoulements souterrains dirigé par Jacques Zaoui.

Les applications pour la gestion et l’administration ainsi que la gestion du matériel électronique plus l’atelier de perforation de cartes (seule manières d’entrée des données dans l’ordinateur) étaient animées par Pierre Arnaud et René Claret. 10 ans plus tard ce Département comptait près de 120 personnes et engendrait d’abord le service de la Recherche Opérationnelle et d’Optimisation animé par Henri Bergonier  et Jean Darnige puis une filiale (3I  - Institut International d’Informatique) possédant un bureau à New York, et une autre , 3E  (Service économique d'ensembles)animée par André Sousbie. Mais c’est une autre histoire y compris ses péripéties. Le service 3E est devenu le service SES en 1972.

1 tampon ses 4

Dans le milieu du XXème siècle l’hydraulique était essentiellement un domaine expérimental d’ingénierie – expérimental au sens que ses pratiques, ses approches et ses méthodes étaient fondées sur les expériences.

Il existait des méthodes de modèles réduits et des théories de similitude mais dans ce domaine aussi les expériences personnelles, les essais, les « ajustements » voire l’intuition reprenaient de l’importance dès qu’il s’agissait des échelles distordues de modèles de laboratoire.

Les problèmes fluviaux, des inondations, des eaux côtières, des marées côtières, même des écoulements souterrains étaient concernés encore plus. Les aménagements des embouchures, la prévision des niveau des inondations, la propagation des ondes de crues étaient traitées le plus souvent par de formules « expérimentales » contenant les coefficients « empiriques », souvent à ajuster en fonction des observations in situ, des observations généralement peu nombreuses voire inexistantes. Ne parlons pas de réseaux urbains d’évacuation des eaux pluviales.

Par ailleurs existaient les équations décrivant bien ces phénomènes physiques mais… leurs solutions analytiques n’existaient pas.

Les mathématiciens jusqu’à nos jours n’ont pas trouvé les solutions des équations en question, différentielles et intégrales, non linéaires, généralement exprimant les lois physiques (conservation de la masse, de l’énergie, de la quantité de mouvement). C'est ainsi que fut développée une branche des mathématiques hydrodynamique théorique, construisant les équations le plus souvent linéarisées et discutant de possibilités de leurs solutions. La branche obligatoire à connaître mais peu utile dans le quotidien des ingénieurs responsables de constructions de barrages, de digues, des usines hydroélectriques, de la gestion des crues.

Dans cette situation l’hydraulique se développait plus dans les institutions d’ingénieurs responsables des réalisations et donc disposant des moyens (laboratoires de modèles) que dans les facultés universitaires.

Les idées nouvelles consistaient à remplacer des équations différentielles par leurs analogues aux différences finies et à la recherche des solutions numériques donc approximatives de ces nouveaux systèmes algébriques.

En effet, là où les solutions analytiques des équations différentielles étaient impossibles à trouver celles des systèmes algébriques des équations aux différences finies étaient approximatives mais possibles. Une telle voie ne pouvait toutefois être raisonnable qu’à deux conditions.

- Premièrement il fallait être sûr que les solutions ainsi obtenues soient proches des solutions des équations différentielles d’origine (solutions qu’on ne connaissait pas !).

- Deuxièmement, pour résoudre numériquement les approximations algébriques il fallait des moyens : les ordinateurs.

La deuxième condition fut satisfaite vers la fin des années 1950 bien que n’importe quel smart phone de nos jours marche des dizaines de milliers fois plus vite que IBM 650 de l’époque. La première cependant exigeait des développements de nouvelles branches des mathématiques : celles d’analyse numérique.

Car il fallait prouver pour chaque classe d’équations décrivant les phénomènes physiques d’écoulements que ses approximations numériques et les méthodes de leurs solutions inventées par divers personnes et instituts soient correctes. Correctes, c’est-à-dire que les approximations soient consistantes et que leurs solutions existent en fonction de conditions aux limites et que ces solutions, avec les raffinements des approximations (tels que réduction de pas de temps ou d’espace) convergent vers les vrais solutions (inconnues !) des équations d’origine.

Le fait historique est que cet approche, ce travail et leurs applications ont d’abord eu lieu en France puis en Europe lors de la décennie 1960. (N.B. : un travail de modélisation fait et publié par Université de New York en 1953 fut jeté aux oubliettes par US Army Corps of Engineers comme « un travail des intellectuels académiques »). Que le domaine est devenu dans les années 1970 une industrie européenne d’abord, puis mondiale pour aboutir dans les années 1990-2010 en une technologie d’utilisation quotidienne du métier d’ingénieur sous le nom d’hydroinformatique.

La première grande application à l’échelle mondiale de la modélisation numérique, celle qui a prouvé l’utilité et lancé le domaine d’hydraulique numérique fut le modèle du Delta du Mékong construit et exploité par SOGREAH dans les années 1962-65. Le delta du Mékong est un garde-manger de la presqu’ile indochinoise grâce aux inondations annuelles d’une région de 450 km sur 650 km durant 4 mois par les eaux du fleuve. Cela permet de cultiver le riz mais c’est la variété du riz « flottant » car la montée de la crue est trop rapide pour cultiver le riz « piqué » ne pouvant pas suivre la montée du niveau de l’eau.

Le rendement du riz piqué est plusieurs fois meilleur que du riz flottant. En ralentissant la montée des eaux et peut être en réduisant le niveau de la pointe on rendrait le sud du Vietnam et le Cambodge riches et prospères. Or, en 1960 on était en guerre entre le Nord Vietnam communiste et le Sud, à la veille de l’intervention massive des USA, au lendemain de la défaite française…La prospérité pèserait lourdement en faveur des forces anticommunistes ! Or, au Nord du Delta est située le Grand Lac, énorme réservoir naturel rempli chaque année par la crue du Mékong via un bras de la rivière, Tonle Sap. Si un barrage sur Tonle Sap pouvait modifier le remplissage du Grand Lac en réduisant la vitesse de la montée des eaux dans le Delta et même coupant une partie de la pointe ! Adieu le riz flottant, vive la richesse ! Dans cette perspective (financement promis américain et onusien) des bureaux d’études indiens avaient déjà élaboré l’avant-projet du barrage.

Bon sens a prévalu : il fallait prouver qu’un tel fonctionnement (remplissage du Lac, réduction de la vitesse de montée etc.) est possible grâce au barrage. L’ONU a donc demandé une étude avec l’UNESCO comme l’Agence Exécutive. Trois offres de la modélisation du Delta ont émergé : Université de Berkeley proposa un modèle électronique analogique, Delft Hydraulics un modèle réduit et SOGREAH une approche tout à fait innovative : un modèle numérique. SOGREAH a gagné car les Américains de Berkeley n’avaient ni l’expérience ni moyens professionnels pour être sérieux, quant aux Hollandais, construire et exploiter un modèle réduit de 450x650 km nature – avec les profondeurs nature entre 10cm et 25m…Mais personne n’avait l’expérience du numérique – il faudrait tout développer : les méthodes, les algorithmes, le soft…et prouver que c’était correcte et possible à gérer ! Le client (UNESCO représenté par Professeur Zanobetti de Milan) n’était pas fou : il imposa un groupe de contrôle composé de trois experts (un Français, un Hollandais, un Américain) avec le droit de connaître tout ce que SOGREAH faisait pour le projet jusqu’à y compris chaque formule ou le bout du programmation.

L’un des résultats de travail de ce groupe fut « élaboration » à Delft un logiciel de modélisation 2D « purement hollandais » lequel fut identique (de l’algorithme de Preissmann jusqu’à la représentation de la topographie) à celui de Grenoble. Mais Grenoble ne fut jamais mentionnée par les Hollandais pendant une bonne décennie de l’utilisation de « leur » programme…

Le projet et le contrat prévoyait la construction et l’exploitation du modèle numérique bidimensionnel et l’étude de simulation des fonctions du future barrage sur le Tonle Sap. En plus furent effectués trois années de mesures et observations sur le terrain visant la vérifications de calculs de simulation des inondations et ajustement de coefficients de pertes de charges dans une centaines de points de mesures– cela nous obligeait de maintenir une équipe hydrologique en place. Le coût total du projet était de quelque 1,5 million de US Dollars en 1962, à multiplier par 8,5 pour la valeur de 2020 ! Le résultat du projet terminé avec succès, était triple :

- La modélisation numérique dans l’hydraulique comme un outil d’ingénierie fut lancé dans toute l’Europe puis, 10 années plus tard (à partir de 1975) aux USA.

- L’étude faite avec le modèle a démontré l’impossibilité d’influencer l’évolution de la crue par les manœuvres d’un éventuel barrage sur Tonle Sap.

- Le modèle était pendant de décennies utiliser pour la gestion des projets d’aménagement et de prévisions dans le Delta : ainsi il fut transféré par SOGREAH au siège du Comité du Mékong à Bangkok en 1968 et, quelques années plus tard le logiciel fut transcrit, toujours par SOGREAH pour l’ONU en FORTRAN.

L’histoire de SOGREAH à partir de 1960 est marquée par les succès et aussi par les crises, notamment financières. Le domaine de simulation numérique y participait. Ainsi en 1973 il n’existait à SOGREAH qu’un lecteur de cartes perforées et une imprimante (plus les débris de méthodes du Service des Méthodes Mathématiques). N’empêche, en 1975 nous participions d’une manière décisive, de coté des enseignants à une école d’été de 15 jours de modèles numériques à Fort Collins (Colorado, USA). Coté participants il y avait plus de 200 ingénieurs américains et ce fut le début des applications des modèles numériques aux USA, notamment par le Corps of Engineers.

En 1981 nous participions, très recherchés et en tant que l’un des trois ou quatre « grands mondiaux » au Congrès de l’AIRH et à l’Exposition sur les modèles numériques à Moscou.

En 1987 nous étions une vingtaine dans le Service SCA dont l’expertise était mondialement reconnue. C’est en 1987 qu’une nouvelle crise financière a frappé SOGREAH et résulta en licenciement d’une part importante du personnel, entre autres la totalité du SCA.

Lhf groupe

Photo Archives Pierre M.Bernard

 

Le SCA reconnu « un luxe intellectuel de recherche » (citation du Directeur chargé de l’affaire face au Chef, éberlué, du SCA) a disparu. Mais en disparaissant il a participé effectivement dans le sauvetage du labo des modèles réduits et ainsi à maintenir l’avenir de SOGREAH.

Le labo existant, situé dans les locaux de NEYRPIC et datant des années 1950 était totalement obsolète et en ruine. Il fallait sauver l’image SOGREAH (le labo de modèles réduits) sans laquelle l'hydraulique en France 1987 se limitait au LNH de Chatou, spécifique de l’EDF et n’ayant pas de vocation industrielle internationale.

SOGREAH n’avait pas des fonds pour investir. L’Etat ne pouvait pas financer une entreprise privé appartenant à ALCATEL. Alors on a créé une entreprise à capital mixte 60% d’actions appartenant à SOGREAH et 40% à l’Université. Les 40% c’était l’argent frais de l’Etat pour construire le labo neuf à Echirolles. Les 60% c’était la valeur des logiciels du SCA et des qualifications de 6 ex-membres du Service SCA. Les 6 personnes parmi les 18 (je crois) licenciés à qui on a offert le travail dans une nouvelle société pompeusement appelée Laboratoire Hydraulique de France (LHF).

Sans rechercher si 60% du capital attribué au « luxe de recherche » valait plus que le nouveau labo, ces 60% donnaient la direction du LHF à SOGREAH pour lequel, comme d’ailleurs pour le LHF commençait une douzaine années de fructueuses activités aboutissant à l’absorption du LHF par SOGREAH en 1999 et finalement à la création d’ARTELIA.

Jean A. Cunge

Note complémentaire de Paul JARDIN :

Jean CUNGE a été le « bras armé » de A. PREISSMANN pour la transcription des logiciels en langage informatique. Il était l’un des seuls à comprendre et parfois compléter de manière pertinente les fondamentaux des modèles numériques imaginés par PREISSMANN. Son travail a été remarquable d’efficacité. Il n’a jamais été officiellement reconnu. J’ai participé pendant plusieurs semaines à des séances de travail pour le développement de logiciels de propagation de la marée (en 1967), en présence de A PREISSMANN, J CUNGE, L BARAILLER.

Mon travail se bornait à écouter, préparer et taper les cartes perforées, sans faire d’erreur…, et apporter ces cartes, aux pupitreurs (logiciels et données de l’estuaire de la SEINE, premier modèle numérique construit pour l’étude de la propagation de la marée) !

Un grand merci à Jean CUNGE pour tout, et pour le superbe texte ci-avant qui  rappelle "l’aventure informatique à SOGREAH".

Publié le 18 Septembre 2020

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Date de dernière mise à jour : 2020-10-10

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